Créatures a été sélectionné par la revue WomenCinemakers pour son édition Biannuelle

Voici l’interview en français

Vilém Flusser, philosophe, écrivain et journaliste d’origine tchèque, a un jour défini l ‘”imagination” comme la capacité d’abstraire des surfaces depuis l’espace et le temps pour ensuite les y projeter à nouveau : CREATURES est une tentative réussie de dévoiler les points de convergence entre l’essence matérielle du corps et l’idée abstraite de résonance avec d’autres formes de vie. Conçu savamment par la chorégraphe et vidéaste expérimentale Daria Lippi, CREATURES associe sons et images pour inciter les spectateurs à saisir le lien qui existe entre le temps et le mouvement, leur offrant ainsi une expérience riche et étagée. Nous sommes particulièrement heureux de présenter à nos lecteurs sa stimulante production artistique aux multiples facettes.


1) Bonjour Daria et bienvenue à WomenCinemakers: nous aimerions commencer cette interview par quelques questions sur votre parcours. Y a-t-il des expériences qui ont influencé particulièrement votre trajectoire artistique? D’où vient que vous concentriez une partie importante de votre recherche artistique sur l’intersection entre chorégraphie et vidéo?

 

Bonjour WomenCinemakers et merci de votre intérêt.

Ma trajectoire artistique est multidisciplinaire : j’ai étudié la danse, classique puis contemporaine, lorsque j’étais jeune. Avec ce bagage j’ai commencé à travailler comme actrice. A cette époque je pratiquais beaucoup la photographie et je commençais à être exposée, à gagner des prix… mais la scène me demandait un engagement très important et petit à petit j’ai laissé de côté mon appareil. Quelques années après, les premières caméras numériques grand public sont apparues, et sans trop savoir ce que je voulais en faire je m’en suis procurée une. J’ai alors commencé à filmer les spectacles de la compagnie avec laquelle je travaillais. J’étais, et je suis toujours car les choses n’ont pas vraiment changé, préoccupée par la pauvreté de captations des formes théâtrales. Même avec une production riche, plusieurs caméras par exemple, le résultat en vidéo est toujours réducteur par rapport à l’oeuvre vue en live. Cela tient à la différence structurelle des dramaturgies, un bon rythme à la scène n’est pas nécessairement bon à l’écran par exemple, mais avant tout à la grande autonomie de cadrage que le spectateur exerce au théâtre —combien de fois nous faisons un « gros plan » sur un détail ou un acteur à la marge de la scène « principale »— et qui, en vidéo, est pris en charge par la caméra. J’ai alors commencé à expérimenter des formes différentes, en renonçant à restituer le spectacle pour penser plutôt en termes de traduction. Traduire une forme artistique écrite dans un langage, celui de la scène, en un autre langage, celui du cinéma, quitte à la transformer en profondeur. J’ai aussi utilisé mon point de vue d’actrice, en filmant depuis le plateau, ou ailleurs que sur la scène. Pour travailler avec la vidéo je me suis formée, et je continue de le faire à chaque projet, de manière artisanale et autodidacte. Entre temps, sans quitter le plateau en tant qu’actrice, j’avais également commencé à mettre en scène, ce qui m’a fourni des outils fondamentaux. Mes outils esthétiques ont donc été formés par ces trois disciplines, la danse, la photographie et le théâtre, du double point de vue d’actrice et de metteur en scène. L’envie de créer spécifiquement pour le média vidéo est arrivée récemment, comme une évidence, et Créatures est ma première véritable réalisation. Il y a quatre ans j’ai décidé de quitter le réseau institutionnel pour fonder une structure dédiée à la recherche, à la formation transdisciplinaire et à la production d’oeuvres à l’intersection des domaines. La Fabrique Autonome des Acteurs est un réseau d’artistes qui collaborent, un vivier de croisements et d’expérimentations qui donne sans cesse envie de se lancer dans ce que nous ne savons pas —encore—faire. De plus elle se trouve au cœur d’un complexe industriel fermé depuis quinze ans, d’une richesse esthétique saisissante par la diversité de ses paysages. L’envie de créer des formes capables d’exploiter un décor de six hectares m’a poussé à reprendre la caméra.

2) Pour cette édition spéciale de WomenCinemakers, nous avons sélectionné CREATURES, une vidéo de danse extrêmement intéressante que nos lecteurs ont déjà commencé à connaître dans les pages d’introduction de cet article et que vous pouvez consulter ici. Déviant de la création vidéo en danse traditionnelle, votre film nous a particulièrement impressionnés par sa façon de défier les paramètres du spectateur, en les impliquant dans une expérience visuelle fascinante, où ils sont continuellement invités à remettre en question la dualité homme – animal: en guidant nos lecteurs à travers la genèse de CREATURES, pouvez-vous nous dire comment en êtes-vous venue à explorer la résonance entre le monde de la danse et celui des animaux?

C’est un intérêt de longue date. Je travaille depuis des nombreuses années avec un groupe d’éthologistes, dans des projets qui mêlent recherche scientifique et création de plateau. L’éthologie étudie le comportement chez tous les animaux, humains compris, et les croisements possibles avec l’art de l’acteur, qui est aussi un chercheur en comportement humain, sont très riches.

Mais CREATURES est aussi une commande du Parc Animalier de Sainte Croix, qui se trouve tout près du siège de la FAA. Ma première préoccupation a été de déjouer le cliché “jolie danseuse fragile (blonde de préférence) versus grand étalon mâle et sauvage”. C’est pourquoi j’ai choisi comme protagoniste Lucile Guin, qui est non seulement une bonne danseuse, mais aussi une “créature”, visuellement aussi puissante que le cheval, sinon plus.

Il y a des séquences “muscle sur muscle” que nous n’avons pas pu utiliser dans le film car le cheval était assez difficile à maîtriser ! Avec Lucile nous avons construit la chorégraphie en observant et s’inspirant des mouvements et dynamiques du cheval, mais surtout d’une jeune corneille, qui à l’époque habitait chez nous.

Entre Lucile et le cheval, plus que les différences je voulais trouver les similitudes. Le leitmotif du chassé-croisé est  aussi une manière de ne pas attribuer un rôle à l’une ou à l’autre des “créatures”, car les deux chassent et fuient, défient et s’effraient, se cherchent et s’évitent. Du coup les rares moments de contact physique ne sont pas emprisonnées dans un sens dramaturgique préconçu, mais ouverts à ce que le spectateur y projette. Du moins je l’espère !

3) Élégamment tourné, CREATURES présente une magistrale cinématographie de paysage et un sens aigu des détails, capable d’orchestrer le réalisme avec une qualité visionnaire intime: quelles ont été vos décisions esthétiques lors de la prise de vue? En particulier, comment avez-vous structuré votre processus de montage afin d’obtenir des résultats aussi brillants?

Au tournage mon choix a été avant tout guidé par les lieux. Je les connais bien, et mon envie était d’en révéler le potentiel visuel. Pendant les repérages je les ai regardés en tant qu’images, en photographe, et en tant que plateau, en metteur en scène, et là où les deux étaient heureuses j’ai porté mon choix !

Au montage j’ai commencé par jeter l’ébauche de scénario qui nous avait donné un cadre au tournage. J’ai choisi les plans en fonction de leur justesse visuelle puis je les ai montés avec une attention fondamentalement rythmique. Quand je monte il faut, pour que j’arrête mon choix, qu’une sorte de partition de percussions se fasse entendre dans mon corps pendant que je regarde. Si je commence à danser sur place c’est que c’est juste. Et je soigne beaucoup les entrées et sorties des plans, il faut qu’une action soit comme aspirée, obligée d’entrer par la précédente, dans la direction et la dynamique des mouvements. Et cela je l’ai appris par 25 ans de pratique du plateau, où une entrée ou une sortie peuvent à elles seules faire exister ou détruire tout une scène.

4) Avec des chorégraphies essentielles et bien orchestrées, CREATURES entraîne le spectateur dans une expérience visuelle accrue, l’amenant à remettre en question ses catégories de perception pour créer des récits personnels: qu’espérez-vous que CREATURES déclenche dans le spectateur? En particulier, à quel point est-il important de vous adresser à l’imagination du spectateur pour qu’il élabore des associations personnelles?

Je suis très heureuse que cela soit perceptible, car c’est c’est une recherche constante, pour laquelle il n’existe pas de recette, mais il existe des outils, et qui est très importante au théâtre. Je m’inscris d’ailleurs ici dans une longue tradition. Pour qu’un spectateur soit concerné par ce qu’il regarde il faut en effet qu’il puisse projeter ses propres histoires. Ses propres sensations, souvenirs, images, qui déclenchent alors ses propres émotions. Association est un mot très juste. On peut l’appeler un spectateur actif, et quand vous êtes sur le plateau je vous assure qu’on s’aperçoit vite de la différence. Pour que le spectateur fasse, et même co-crée le spectacle, il faut lui laisser de la place. C’est à dire il faut chercher à ne pas “adhérer” à sa propre matière mais à créer de l’espace entre elle et nous. Il y a beaucoup d’outils techniques qui nous permettent de focaliser notre attention et notre travail ailleurs que sur la fiction par exemple, ou sur le sens. Je parle en actrice mais le montage ou la mise en scène fonctionnent de la même manière. En fait je ne sais pas ce que l’oeuvre va réveiller chez les spectateurs, et je m’empêche vigoureusement de m’y intéresser en m’intéressant à autre chose. Le fait de ne pas viser une réaction spécifique, de ne pas chercher à délivrer un message, contribue à donner au spectateur la liberté, et même la nécessité, d’en créer par lui-même.

5) Nous avons apprécié la manière dont votre approche de la danse traduit un sens de la liberté et reflète une approche rigoureuse de la grammaire du langage du corps: comment considérez-vous la relation entre la nécessité de planifier les détails de vos gestes performatifs et le besoin de spontanéité? Quelle importance revêt l’improvisation dans votre processus?

Dans mon travail théâtral l’improvisation est cadrée au moment des répétitions, et je dirais presque absente une fois la forme fixée. Personnellement je trouve plus de liberté dans la contrainte, et chercher comment rester vivante dans une forme établie me passionne. Pour CREATURES cela a été assez différent. Déjà, la caméra permet de capturer des moments de justesse qui, sans être du hasard, ne sont pas non plus reproductibles, alors qu’au plateau nous devons pouvoir refaire, représentation après représentation. La partition de Lucile était fixée, ce qui changeait sans cesse était le contexte, le lieu, et l’élément totalement imprévisible, qui nous a tous obligés à improviser, était le cheval. Lucile a donc improvisé presque à chaque fois que nous voulions filmer une scène où le cheval et elle étaient en relation. Nous savions quelle genre de relation nous intéressait, quelle dynamique et où dans l’espace, mais pour le reste il fallait “chevaucher la vague” des actions du cheval. Cela a donné lieu à des crises de rage mémorables (et contenues, pour ne pas effrayer le cheval!), mais aussi à des moments de pur bonheur!

6) Nous aimons la façon dont CREATURES s’est largement inspiré des spécificités de son environnement pour souligner la résonance entre le corps et l’espace: comment avez-vous choisi les lieux et ont-ils influencé votre processus de prise de vue?

 

Comme je l’ai dit précédemment, l’incroyable paysage de Bataville, depuis ses bâtiments Bauhaus jusqu’à sa forêt ou à son étang, sont à l’origine même de mon envie de filmer. Chaque année, pendant sept à huit mois, je travaille et j’habite ce complexe si singulier, une ex-usine de chaussures avec sa cité ouvrière, construite dans les années 30 en brique et verre, au milieu de nulle part dans la très belle campagne mosellane.  La Fabrique Autonome des Acteurs y organise des masterclass et des sessions de recherche, pour lesquelles nous utilisons la salle de bal des ouvriers, mais quand il s’agit de productions, les artistes s’emparent avec gourmandise des espaces industriels et des décors naturels, que ce soit pour des oeuvres scéniques, pendant notre Festival, ou filmiques. Vous pouvez en voir un autre exemple dans le film Bataville 1932-2003, réalisé par Thusnelda Mercy et auquel j’ai collaboré, qui a également  retenu votre attention.

7) La combinaison entre musique, paroles et visuel est essentielle dans votre pratique et nous avons apprécié la manière dont la tapisserie sonore donne aux images de CREATURES une atmosphère si éthérée: en tant qu’artiste particulièrement préoccupé par le lien entre le son et les images en mouvement, comment considérez-vous le rôle du son dans votre pratique et comment voyez-vous la relation entre le son et le mouvement?

A la Fabrique Autonome des Acteurs nous militons pour le travail en équipe. Je pense qu’il est absolument nécessaire à une équipe artistique de partager l’ensemble du processus créatif plutôt que d’arriver dans le travail au moment où sa compétence propre est requise.

Juliette Salmon, qui a composé la musique, est actrice et musicienne. Elle a suivi les répétitions et le tournage. Elle a collaboré au scénario et au montage du film. Nous avons pensé le son une fois le montage fini. Nous avons eu l’accord d’Emily Loizeau (compositrice, interprète, présidente de la FAA) pour l’utilisation de sa chanson May the beauty make me walk qui nous est apparue comme une évidence dramaturgique forte en lien tant avec les espaces de Bataville qu’avec cette course-poursuite entre la danseuse et l’animal.

Juliette m’a proposé des pistes pour la composition musicale que nous avons discuté ensemble, puis elle a commencé à composer et nous avons travaillé par aller-retour. Je vais donc lui passer la parole pour raconter comment le son s’est construit.

Juliette Salmon :

Comme actrice, j’ai toujours été très sensible à la question du son et de l’écoute et attentive aux procédés qui permettent au son de ne pas être seulement un support mais un réel partenaire, de l’acteur ou du spectateur. Avec CREATURES, l’envie était à la fois de pouvoir rendre palpable la matière sonore, de travailler sur les sensations auditives, de jouer sur les contrastes d’espace (tailles, textures, imaginaires), et de soutenir image et mouvement sans jamais les illustrer. Daria étant également passionnée de science, nous avons un moment envisagé la piste du son comme un « faux documentaire animalier », ce qui nous a amené à choisir les textes de Charles Darwin sur les chevaux. Peu à peu cette voie a été abandonnée et Darwin est resté comme matière à la fois poétique, dramaturgique et rythmique grâce au travail vocal de l’actrice Laure Catherin.

Ce qui est passionnant avec la création sonore est cette possibilité de jouer avec les oreilles du spectateur, de lui mentir, de le laisser s’habituer à une ambiance pour le surprendre l’instant d’après. Dans le lien à l’image, il rend possible les glissement, il ouvre les interprétations possibles, il focalise notre attention en cohérence ou en décalage avec ce que nos yeux voient et participe ainsi du réveil de l’intérêt.

Dans le rapport au mouvement, il se place ici dans un accompagnement remplissage-aération. Les plans sonores se fournissent pour soutenir certaines montées physiques et redescendent avec lui par disparition de couches.

Pour finir, je dirais qu’il était également très important pour nous de rendre vivant les espaces incroyables de Bataville qui nous servent de set, et que la sensation réelle de ces espaces passe aussi beaucoup par les sons très contrastés qu’on y entend, entre industrie et campagne, entre intérieur et extérieur.

8) De nombreux artistes expriment les idées qu’ils explorent à travers des représentations du corps et en utilisant leur propre corps dans leurs processus créatifs. Le plasticien allemand Gerhard Richter a souligné qu’il “s’agit toujours de voir : l’acte physique est inévitable”: comment considérez-vous la relation entre la caractéristique abstraite des idées que vous souhaitez communiquer et l’acte physique de création de vos œuvres ?

Comme je le disais plus haut, l’acte physique — et mental— de création est ce à quoi je m’intéresse, je ne commence jamais un projet en pensant à ce que je veux communiquer. Ce qui est communiqué émerge dans et avec les spectateurs, moi y comprise quand je suis dans le rôle du metteur en scène. Mais je ne commence pas sans rien ! J’ai des idées, oui, mais ce sont plus des idées de structure, parfois même de protocole. Pour CREATURES par exemple je voulais que les changements de lieux ne soient pas narratifs, un peu comme si on avait tiré les toiles des décors derrière les protagonistes qui continuaient leurs actions. Finalement ça ne fonctionne pas toujours comme ça dans le film mais cette idée structurelle a beaucoup servi à cadrer le tournage, à nous empêcher de tomber dans une fiction un peu pauvre par crainte de rater les transitions. Un autre protocol est celui qui a construit la chorégraphie : partir d’une observation précise, en s’inspirant de la méthode éthologique, de mouvements et comportements animaux, puis travailler à les traduire, et non pas à les imiter, dans la danse de Lucile. Nous avons fait ce travail ensemble, et quand on travaille en équipe, un protocole est plus facilement partageable qu’une idée, une image ou même un message, car il a des règles et des procédure qu’on peut expliciter, comme un jeu.

 

9) Vous avez récemment organisé un festival: partageriez-vous avec nos lecteurs des nouvelles de cette expérience stimulante?

Depuis 2014 nous organisons un moment de partage avec le public, car la recherche, dans notre domaine, donne vite envie de créer des formes et de les confronter à des spectateurs. Cette année nous avons fait les choses en grand, trois jours de spectacles et performances de théâtre, danse, musique, mais aussi neurosciences, mathématiques, photographie ou pyrotechnie, par des artistes et chercheurs venus des quatre coins du monde. C’est la première édition du Festival des Antipodes, qui va désormais avoir lieu tous les deux ans. Comme tout ce que nous faisons à la Fabrique Autonome des Acteurs, c’est un festival pensé pour et par les artistes (qui sont incités à aller voir les performances des autres — ça peut paraître banal mais c’est rarissime dans les Festivals) et co-programmé. Chaque artiste invité par la FAA invite un autre artiste à son tour. Et bien évidemment nous investissons tout le site, entre bâtiments industriels et paysages naturels. En attendant 2020, il y a un autre moyen d’approcher le travail que nous faisons à la FAA, et particulièrement le travail visuel et vidéo : ça s’appelle Maps -The Game et c’est un jeu vidéo gratuit en ligne. Le joueur promène son avatar dans les cartes de Bataville et y découvre des contenus, placés là où ils ont été capturés : des images d’archives de la vie ouvrière depuis les années 30 et les oeuvres artistiques créées par les artiste du réseau depuis 2013. On peut aussi consulter le jeu comme un grand catalogue, pour ceux qui sauraient ce qu’ils cherchent ! La version beta du jeu est en ligne ici : https://faa-maps.eu, pour ceux de vos lecteurs qui seraient curieux…

10) Nous avons vraiment apprécié l’originalité de vos recherches artistiques et, avant de quitter cette conversation, nous souhaitons saisir cette occasion pour vous demander d’exprimer votre point de vue sur l’avenir des femmes dans la scène de l’art contemporain. Pendant plus d’un demi-siècle, les femmes ont été dissuadées de produire quelque chose d ‘”inhabituel”. Cependant, au cours des dernières décennies, des signes indiquent que quelque chose est en train de changer. Comment décririez-vous votre expérience personnelle d’artiste non conventionnel? Et que pensez-vous de l’avenir des femmes dans ce domaine interdisciplinaire?

Et bien, on est forcés de constater que le milieu du théâtre, français mais plus généralement occidental il me semble, est particulièrement rétrograde en ce qui concerne la reconnaissance du travail des femmes. Son organisation est très pyramidale, et les metteur en scène ou les producteurs sont en très très grande majorité des hommes. Je n’ai plus en tête les chiffres exactes, mais plus de 70% de la population d’acteurs en France est constitué de femmes, pour moins de 20% des rôles, ne parlons même pas de rôles principaux… Dans un tel contexte, voir son travail reconnu en tant que co-metteur en scène aux côtés d’un homme est une entreprise presque impossible. C’est une des raisons pour lesquelles, après 23 ans de travail dans la même compagnie, j’ai décidé de recommencer à zéro. Ici à la Fabrique les défis se cumulent, mais, étant une petite équipe exclusivement féminine, cela nous vient tout naturellement de solliciter une majorité d’artistes femmes pour nos projets. J’ai la sensation que la capacité et l’envie de collaborer, de se confronter dans un rapport horizontal est plus présente chez les femmes. Cela me parait une qualité historique, et non congénitale. Quand nous pouvons nous extraire d’un système castrateur nous y pensons à deux fois à le reproduire…! Enfin ce n’est pas non plus une règle, et comme il y a plus de différence entre individus qu’entre n’importe quel groupe humain, tout dépend de ceux ou celles à qui on se confronte !  Cela dit je pense que notre apport sera d’autant plus important que le travail transdisciplinaire se développerait, ce qui est un très grand souhait.  

11) Merci beaucoup pour votre temps et pour avoir partagé vos pensées, Daria. Enfin, voudriez-vous dire quelque chose aux lecteurs de vos projets futurs? Comment voyez-vous votre travail évoluer?

Je suis en ce moment même en train de répéter le prochain spectacle que je mets en scène. C’est la deuxième étape d’un processus commencé avec une recherche scientifique, en collaboration, précisément avec les éthologistes de l’Université de Rennes. L’expression du Tigre face au moucheron est né comme un spectacle-laboratoire où les acteurs et les spectateurs étaient mesurés, pour savoir si, comme chez la plupart des animaux, le  cerveau humain traite les interactions positives avec son hémisphère gauche et les positives avec le droit, ce qui peut se lire dans la posture du corps. Désormais le dix acteurs et moi-même mettons de côté les instruments de mesure et poursuivons le travail artistique, en utilisant comme matière tout ce que le laboratoire a engendré comme processus et comme connaissance de notre fonctionnement. Et puisque le virus de la caméra ne veut pas me lâcher, nous réalisons contemporainement un film avec la même matière et les mêmes acteurs. Cette fois je le co-dirige avec un artiste du métier, Michele Cinque, dont vous avez peut-être vu le poignant documentaire Juventa, qu’il a tourné à bord du navire que des jeunes allemands ont mis à la mer pour sauver des vies. Ces deux projets, portés par ma compagnie, RESET,  clôtureront la saison de la FAA (notre site est partiellement traduit en anglais et tenu le plus possible à jour : www.fabriqueautonome.org), et pour la prochaine… je vais sans doute me retrouver une fois de plus à faire ce que je ne sais pas —encore— faire !

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