L’Expression du tigre face au moucheron est le fruit d’une recherche commencé en 2013, quand Daria Lippi, alors responsable de la recherche à l’Ecole du TNB à Rennes, entame avec les élèves les premiers laboratoires transdisciplinaires sciences exactes-théâtre. Elle lie alors des liens de travail durables avec les éthologues de l’Université de Rennes et avec un groupe international de neuroscientifiques qui comme elle s’intéressent au fonctionnement de l’acteur « dans son milieu naturel », le plateau. Si plusieurs expérimentations scientifiques sont réalisées ensemble avec succès (dont celle, en 2017, qui réunit l’équipe artistique du Tigre), le désir émerge de s’emparer de tout ce que ces collaborations révèlent (méthodes, connaissances, points de vues…) et d’en faire la matière d’une création.
Un des premiers paris de la création concerne le texte, dont la source principale est « Voyage autour du monde à bord du Beagle » de Charles Darwin. Darwin a 22 ans quand il embarque. Pendant 5 ans, sur mers, sur terres, il observe, récolte, conserve, identifie, nomme, et sa fascination pour le monde est contagieuse. De cette expérience qu’il dit être la plus marquante de sa vie, il livre un récit aussi poétique que technique, un journal de bord pointu qui se lit comme un roman et se dit comme un poème. Retraduits pour la création, ces textes exposent dans une langue fluide et pleine d’humour ses observations minutieuses, toujours faites à la première personne. Ils ont tous en commun le besoin viscéral de dégager les lois qui gouvernent le monde, et le constat inévitable que ce monde est trop vaste pour tenir à l’intérieur des lois. Lui font écho les textes de Konrad Lorenz et Maëterlink. L’enjeu au plateau est alors d’engager l’action, matière de travail de l’acteur, dans et avec une parole descriptive, car c’est l’action qui engage l’empathie du spectateur actif.
D’un point de vue dramaturgique, trois figures et deux thèmes sont au centre du travail créatif des acteurs. La figure du chercheur (scientifique ou artiste), celle de l’acteur comme spécimen humain particulier et mal compris, observable au plateau dans son « milieu naturel », et enfin la figure de l’animal, bien sûr, que les acteurs sont en charge de traduire et surtout pas d’imiter. Les deux thèmes qui structurent la recherche sont deux « fonctionnements » communs à de nombreuses espèces sociales et, si pas opposées, du moins complémentaires : l’empathie et l’agression. Après une première étape de travail en août 2017, pendant laquelle l’équipe monte et joue une première version où acteurs et spectateurs sont mesurés (nous nous intéressions à la latéralité de la posture face à des situations amicales ou hostiles, les résultats seront bientôt publiés dans des articles scientifiques), une résidence de 15 jours à la Fabrique Autonome des Acteurs a permis à l’équipe, libérée des contraintes du laboratoire, de construire une structure en quatre actes.